la-tartine-qui-conte

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014. L'odeur du poulet farci

De mémoire de hibou, on n’avait jamais connu d’hiver si rigoureux aux confins de l’Arabie ! En ce mois de janvier, les branches des manguiers étaient raidies par le givre, et le lac ressemblait à un miroir géant dans lequel la lune admirait sa blancheur.

Comment le pêcheur allait-il se nourrir ? Voilà trois semaines qu’il n’avait pas pu jeter son filet dans l’eau profonde du lac. Seule la chamelle lui donnait encore un lait onctueux et nourrissant, mais il le réservait pour sa femme et ses enfants. La faim le tenaillait et ses forces l’abandonnaient.

 

Alors il partit pour la ville, en quête de pain à se mettre sous la dent.  

Il y erra tout le jour sans rencontrer âme qui vive, tant le froid était glacial. A peine protégé par sa large Djellaba de coton, il se posta à l’abri du vent, sur le perron d’une belle demeure. Quand une odeur de poulet aux épices vint lui chatouiller les narines. Il humait le parfum de cumin et de cannelle,  et il imaginait la cuisinière entrain de farcir la bête d’oignons et de grenades. Réconforté, je crois même qu’il reprit quelques forces.

 

Sans titre.pngQuand une femme sortit de la maison, et secouée de rage et de colère, elle hurla comme une furie en direction du pêcheur :

-           Voleur ! Oh voleur !

Interloqué, il tenta de prononcer quelques mots, mais la mégère ne lui en laissa pas le temps.

-          Tu viens de voler l’odeur de mon poulet. Tu en répondras devant le tribunal.

Les voisins, malgré le froid, sortirent dans la rue et tentèrent de lui faire entendre raison… Mais la femme, hors d’elle, criait, gesticulait, et n’en démordait pas. Le pêcheur renonça à se défendre tant il était fatigué, et se laissa trainer devant le tribunal.

L’accusation fut simple, quoique insolite : 

-           As-tu bien respiré l’odeur du poulet ?

-          Oui, répondait le pêcheur.

-          Le poulet t’appartient-il ?

-          Non.

-           Voleur ! Oh voleur !  

Le juge ne pouvait pas renvoyer la femme dans cet état, elle serait devenue violente. Toute la ville, qui avait entendu parler de l’affaire du vol d’odeur de poulet, était suspendue aux lèvres du juge. Celui-ci demanda à la femme.

-          A combien estimes-tu l’odeur de ton poulet ?

-          Dix pièces d’or. Et pas une de moins, rétorqua la femme un peu calmée.

Un murmure de désapprobation parcourut le public. Dix pièces d’or, le salaire d’un an de travail. Le pêcheur était devenu blême, lui qui n’en avait jamais possédé une seule.

Le juge tira de sa bourse dix belles pièces en or massif, les plaça dans la paume de sa main...

... et il les lança en l’air.

En retombant sur le dallage de marbre, elles se mirent à tinter avec vacarme.

-          As-tu entendu le son de ces dix pièces d’or ? demanda le juge.

-          Oui, balbutia-t-elle.

-          Et bien, te voilà remboursée. Le son de l’or contre l’odeur du poulet, voilà qui est équitable.

 

On raconte que le tintement des pièces déferla dans toute la cité, on dit même qu’il est arrivé jusqu’à la maison du pêcheur, où les arbres en furent secoués, le givre tomba des branches, la glace qui couvrait le lac se rida, se fissura et fondit.

C’est ainsi que la sagesse d’un juge provoqua la fin de l’hiver.

 

Histoire vraie survenue à un mendiant. St Yves jette les pièces de sa bourse sur la table ’’le son paye l’odeur. A toi le son de ces pièces, à toi l’odeur de ta cuisine’’– Illustration du conte ''Célestin, le ramasseur du petit matin'' de Mayalen Goust.


12/02/2016
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