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053. L'arbre à mots

Une fois il y avait, une fois il y aura.

 

Vous souvenez-vous de l’histoire de la pêche aux mots ? Mais si, cet enfant boulimique de paroles, parti à la pêche aux mots pour assouvir sa soif.

Je connais un adulte qui lui ressemble, mais lui, c’est dans les arbres qu’il cueille ses histoires. Il s'appelle le glaneur d'histoires, et celles qu'il cueille sont fraîches et goûteuses.

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La semence n'est pas son fort. Elle se fait sans lui. Des mots enjoués s'accouplent d'eux-mêmes à la sève de l'arbre. Quand il y a fécondation, une histoire éclot sur la branche qui tend vers l'ouest.

Il la cueille.

Parfois, sa cueillette prend le goût du soleil, parfois celui de la terre, ou celui de l’oiseau qui a planté son bec dedans.

Parfois, elle n’est pas mûre encore.

Alors le glaneur d'histoire attend.

Il la laisse reposer. Il suffit souvent de trois jours pour qu'un fruit goûteux tombe tout seul de l’arbre à mots. Son temps est venu d’être savourée par des enfants affamés.

 

Un mardi de printemps, ce glaneur s’est retrouvé dans le ghetto de Prague, et il a demandé

- Pourquoi ?

Silence.

Il a grimpé sur un banc, il a cueilli une histoire dans l’arbre à mots, et du haut du banc, il l’a servie à qui voulait bien la déguster.

Une histoire délicieuse.

Des gens s’attroupèrent autour de lui, hommes, femmes, enfants, quelques chiens aussi. Ils l’écoutèrent, puis ils s’en retournèrent à leurs affaires. On ne peut pas dire que ce fut un succès.

- Ah, si j’avais d’autres histoires, se dit pourtant l’homme, je rendrais les gens heureux.

 

Le mardi suivant, il est repassé devant l’arbre à mots.

Une belle histoire toute mûre en était tombée. Moins de gens que la fois précédente s’arrêtèrent pour l’écouter.

Une semaine plus tard, il a encore grimpé sur le même banc, il a cueilli un nouveau fruit savoureux, et il a raconté une histoire parfumée. Trois enfants se sont arrêtés, ils l’ont écouté un instant, puis  sont repartis avant la fin de son histoire.

Après un mois, plus personne ne s’arrêtait l’écouter. Les gens avaient pris l’habitude de le voir là, ils disaient

- Bha, c’est l’homme qui parle tout seul.
Lui continuait de raconter pour les nuages, pour le vent. Il continuait, non pas deux, non pas trois mois, mais pendant deux ans, il venait là sur le banc de la place du ghetto de Prague, conter seul son histoire hebdomadaire.

 

Jusqu’à ce jour où un enfant vint à lui, le tira par la manche et lui dit

- Mais pourquoi tu racontes tes histoires, tu vois bien que personne ne t’écoute ? 

- Ah, se rappelle le vieil homme, quand j'avais ton âge, moi-même j’étais affamé. La première histoire que j’ai grignotée m’a nourrie pendant un mois entier à elle toute seule. Je m’en suis délectée. Et puis j’ai mordu dans d’autres histoires et j’en suis devenu friand.

Alors j’ai voulu partager.

Si j’ai commencé de raconter une histoire, c’est que je voulais changer le monde.  

- Ambitieux ! Mais tu vois bien, rétorque l'enfant, que les gens n’ont pas faim. Alors pourquoi tu continues ?

- C’est vrai, le monde n’a pas changé, acquiesça le glaneur d'histoire.

Autrefois, je racontais des histoires pour changer le monde

Aujourd’hui, si je continue, c’est pour que le monde, lui, ne me change pas.

 

Et ce fut son dernier mot.

 

Conte en partie plagié dans ''L’homme qui voulait rendre les hommes heureux'' d’Henri Gougaud – Illustration : « L’arbre à poèmes » de Salomé Djeco trouvée surhttp://www.bilboquet.com

 

 

 



09/06/2020
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