la-tartine-qui-conte

la-tartine-qui-conte

039. Varsovie la merveilleuse

On raconte que pour distribuer intelligence et bêtise aux hommes du monde, Dieu envoie ses anges tout autour de la terre.

 Gueitzer rêve de Varsovie.png

Sous le bras droit, ils ont un sac rempli de poudre d'intelligence, et sous le bras gauche, un sac rempli de poudre de bêtises. Ils volent et distribuent à chacun son lot. 

Un jour cependant l'un d'entre survolait la Pologne en zigzagant. Il avait bu trop de nectar céleste. Et voilà que son bras gauche heurte le pic d'une montagne, crac, le sac se déchire, et toute la poudre de bêtise tombe sur la ville de Chelm… plus précisément sur le ghetto juif… plus précisément sur la tête d'un homme nommé Gueitzel. 

 

Pauvre homme ! A partir de ce jour-là, sa vie tourne en drame. La moindre chose dont il s'occupe vire à la catastrophe. Et plus un seul artisan dans le ghetto ne veut l'embaucher. 

Alors il passe ses journées à jouer avec ses enfants, ou bien il va boire des verres à l'auberge. 

Un soir, il rencontre des marchands qui lui parlent de Varsovie, la capitale. 

-          Ah, si tu voyais Varsovie, ça c'est une ville. Elle te réserve des surprises... poignantes. C'est bien simple, on n'en revient jamais. 

Ce soir-là, il rentre chez lui extrêmement pensif - ce qui est très mauvais signe.

Et le lendemain, il prend la route sans rien dire à personne, bien décidé à visiter Varsovie la Magnifique. 

 

Et il part d'un bon, d'un grand pas, si heureux que son cœur faillit sortir de sa poitrine.

Il marche tant, que le soir venu, il s'écroule littéralement, allongé le long de la route, le cœur dans les étoiles. 

Il est sur le point de s'endormir, quand il se relève :  

-          Mince ! Et si demain en me réveillant je me trompait, et qu'au lieu d'aller à Varsovie, je retourne à Chelm ?

Il réfléchit longtemps à ce problème, et lui vient une bonne idée. 

Il retire ses bottes, les met le long de la route, les pointe en direction de Varsovie, les talons en direction de Chelm. Et il se recouche en se chantant cette petite chanson 

-          Les pointes à Varsovie, et les talons à la maison. 

Mais le lendemain matin, le soleil n'est pas encore levé qu'une carriole passe, transportant de longues branches. Et l'une d'elles, faut-il le croire, est venu précisément retourner les deux bottes.

Un moment plus tard, Getzel se réveille, tout content, il enfile ses deux bottes en chantant sa petite chanson 

... et il repart ... en direction de Chelm. 

 

Encore une fois il part d'un bon d'un grand pas. Il est heureux.

Peut-être même encore plus heureux que la veille. Car tout ce qu'il voit lui semble légèrement familier. Chose extraordinaire, il découvre les mêmes maisons de bois, la même odeur de fumier. Les mêmes chiens, les mêmes poules.

-          Pas étonnant, se dit-il, que l'on trouve cette ville si fantastique. On s'y sent tout de suite chez soi. 

Il avance émerveillé… jusqu'au centre de la ville où, comme à Chelm, il découvre la synagogue à côte de la maison du rabbin. 

Soudain Gueitzel est pris d'une inspiration subite. Il se met à courir, à dévaler les rues pour arriver à Chelm, exactement à l'endroit où il y avait sa propre maison.

Et là, stupéfaction totale. 

Il voit cinq enfants jouer devant, qui ressemblent comme des gouttes d'eau à ses propres enfants. Il n'est pas remis de sa surprise que la porte s'ouvre violemment, laissant apparaitre une femme, ho la sœur jumelle de sa femme Freidel. 

-          Ben alors te voilà toi ? Mais où étais-tu ? Tu m'as laissée seule toute la journée avec les enfants. Hurle-t-elle... 

... exactement comme sa Freidel.

Gueitzel se sent devenir glace de la tête aux pieds :

-          Non seulement ici est comme à Chelm, mais en plus, il doit y avoir un autre Gueitzel qui est mon sosie craché. 

Alors il arrête cette femme qui hurle et lui dit :

-          Madame, vous me prenez pour votre mari, et je comprends, c'est normal. Mais moi je suis le Gueitzel, de Chelm. 

Freidel l’a regarde l'œil rond.

Elle lui sourit gentiment, et elle part chercher le rabbin qui connaît son Gueitzel par cœur. Il vient ; il l'écoute longuement, et il dit :

-          Un autre Gueitzel ? Ah, c'est vrai que la ressemblance est… frappante. Mais notre Gueitzel à nous a été pris d'une envie subite de voyager.

-          Exactement comme moi, répond Gueitzel. 

-         Je sais, répond le rabbin, seulement il a laissé ici sa femme et ses cinq enfants. Alors écoutez-moi bien : si on vous offrait trois zloty par jour, accepteriez-vous de rester ici pour vous occuper d'eux ? 

-          Ah, non, dit Gueitzel, je ne peux pas, figurez-vous que moi aussi j'ai une femme et cinq enfants. 

-          C'est vrai, a répondu le rabbin, seulement.... ce serait... en attendant que l'autre Gueitzel revienne.

-          Ah, acquiesce Gueitzel, dans ce cas, je veux bien essayer. 

Et il reste momentanément. 

 

Mais l’autre Gueitzel ne revient toujours pas. 

-          Je sais ce qui est arrivé à l'autre Gueitzel, se dit Gueitzel. Il lui est arrivé exactement la même chose qu'à moi. Et en ce moment, il est en train de s'occuper de ma femme et de mes enfants. 

Et il trouve qu'il n'y perd pas au change. C'est vrai, depuis qu'il est arrivé dans cette nouvelle famille, les enfants sont plus calmes, presque sages. Ils le regardent avec de grands yeux étonnés. Et surtout sa femme Freidel est devenue... presque agréable. Quand il lit ses livres sacrés, elle vient parfois déposer une friandise dans sa main ouverte.

C’est ce qui décide Gueitzel à rester définitivement. 

 

Conte entendu à deux voix, celle de Rose Bacot et celle de sa clarinette klezmer (abrégé) – Illustration : « Le sacrifice d’Isaac » de Marc Chagall trouvée sur http://guesswhoandwhere.typepad.fr

 

 



26/03/2020
0 Poster un commentaire