006. Les longues cuillers
Fermez la bouche en mangeant et ouvrez les oreilles pour écouter, une histoire arrive.
Ti-Jean était de ceux qui sont partout chez lui. Même chez les anges il avait son entrée. Les saints, les démons, les archanges, les quatre filles de Satan étaient de ses fréquentations.
Un beau jour, il se trouva en vacances dans l'au-delà, invité par saint Théodule, un vieil ami de la famille. Le bienheureux lui proposa quelques visites culturelles au musée de la vie sans fin et au zoo des bêtes à Bon Dieu, ces lieux ordinairement fréquentés par les touristes trépassés. Ti-Jean consulta les brochures que lui vantait le Saint, puis il fit la moue et lui dit :
- Des musées et des zoos, nous en avons chez les vivants à ne plus savoir où les mettre. Par contre, nous ne connaissons que des paradis minuscules et de ridicules enfers. J'aimerais visiter les vrais.
- Rien de plus simple mon garçon, lui répondit l'auréolé. Par quoi commençons-nous ? Le sous-sol... ou bien l'étage ?
- Mieux vaut commencer par l'enfer, choisit Ti-Jean.
- Après toi. Attention aux marches.
Prenant l'escalier escarpé, ils y descendent.
Et que voient-ils ? Une immense salle à manger, une table longue, si longue qu'elle se perd au loin, dans les brumes de l'infini. Sur cette table, des soupières parfumées comme à Noël, des langoustes, des plats de riz, de la viande tendre aux épices rares, des desserts à la chantilly, bref un festin de rois gourmands.
Mille convives se font face...
Mais chacun est armé d'une cuiller au manche plus long que le bras.
On l'emplit, mais ce diable de manche de cuiller est bien trop long ! Impossible de la retourner vers la bouche, qui se tord et reste béante.
On râle, on peste, on tend le cou, on en tombe sur le parquet, on se barbouille le plastron. On se jette sur un plat à pleine main et on injurie son voisin malpropre. On lui tord le cou, et on meurt de faim dans l'abondance.
- Ils sont stupides, dit Ti-Jean.
- Non, damnés, répond Théodule. Viens à l'étage maintenant.
Ils remontent. Rez-de-chaussée, escalier raide et parviennent enfin au paradis.
Là, surprise. Même salle à manger immense, même table infiniment longue, même festin gourmand… et même cuillers démesurément longues !
Mais on mange, ici, les convives savourent, se pourlèchent, et ils rient.
Seule combine divine, chacun nourrit celui d'en face.