029. Le boucher qui se prenait pour un dindon
L'autre jour, en faisant mon marché, j’observais mon boucher. Il avait une façon toute personnelle de découper son poulet. On aurait dit une danse. Il tranchait sa viande avec tant de facilité, c'est comme s'il enfilait son couteau dans un savon humide.
Bêtement, je lui ai demandé si son couteau était neuf.
- Neuf ? Il nous rend un joyeux service depuis mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Non, ça ne vient pas du couteau ma bonne-dame... mais du bonhomme.
Un homme fier de son métier.
Le malheur de cet homme, c'était son fils.
- Il a perdu la raison, me dit-il. Il refuse de faire le métier de son père... Il se prend pour un dindon. Alors, comment voulez-vous lui mettre le tablier de famille ?
- Je peux guérir votre fils, déclara un client de derrière moi.
Le boucher lui jeta un coup d’œil, incrédule.
- J'ai fait venir tous les médecins du pays. Ah, vous le verriez, mon pauvre fils, il se croit obligé de s'accroupir tout nu sous la table et de picorer les miettes.
- Je peux guérir votre fils, répéta le client.
Le boucher lui accorda un regard compatissant.
- Vous ne savez pas ce que vous dites. Le premier médecin, le plus renommé du pays, lui a concocté un remède très efficace : bave de crapaud au crachat de bélier. Mon fils l'a englouti, et il s'est remis à picorer de plus belle.
Le second a voulu le faire parler. Mais comment redonner raison à un homme qui s'exprime en glougloutant ?
- Je peux guérir votre fils, insista la client.
Et dans l'heure, le client se retrouva chez le boucher.
... Et curieuse comme je suis, je l'ai suivi.
Le client se déshabilla et s'accroupit sous la table, à côté de l'enfant. Et il se mit à picorer des miettes lui aussi !
Ils ont glouglouté quelques heures ensemble, sous nos regards effarés...
... quand tout-à-coup :
- Qui es-tu ? a demandé le fils.
- Et toi, que fais-tu là ? rétorqua le client.
- Je suis un Dindon ! déclara l'enfant.
- Moi aussi.
Et ils continuèrent de picorer.
Ils s'assirent autour de la table, et ils échangèrent ensemble un bon moment.
- Et qu'est-ce qui te fait penser qu'un Dindon ne peut pas revêtir une chemise ? demanda le client. Tu peux l'enfiler et rester Dindon !
Si bien que chacun enfila sa chemise.
Une heure plus tard, les deux hommes étaient vêtus comme vous et moi.
- Moi qui suis dindon comme toi, je peux bien me nourrir convenablement... tout en restant un Dindon ! Continua le client… qui devait être un Sage.
Ils mangèrent ensemble un bon plat fait maison, fourchette et couteau en main.
Mais quand le client, montra au jeune homme le couteau de travail de son père, ni une ni deux, l'enfant se remit à quatre pattes, prêt à picorer de nouveau...
- Je ne peux pas écorcher mon frère, répondit l'enfant.
- Mais qui te parle de le brutaliser ? Ton père se sert du même couteau depuis quatre générations. Regarde simplement cette lame.
La lame était comme neuve, lisse et polie. Même la mienne, qui me sert moins souvent, est toute rayée, éraflée, rainurée.
- C'est que, pour couper la bête, rien ne sert de brutaliser sa chair. Il faut entrer dans ses sillons.
L’enfant se redressa… curieux, mais pas convaincu de reprendre l'arme paternelle.
Alors le sage le mena dans la basse-cour, face à de vrais dindons.
Il donna à l’enfant un sac de graines.
Et il lui montra comment l’animal devait répondre à ses ordres. Et quand le dindon s’exécutait, l'enfant le récompensait d’une poignée de graines. Enthousiaste, il s’amusait à lui apprendre toutes sortes d'ordres. "Viens", "Suis-moi", "Rentre", et le dindon lui était soumis.
- C’est vrai, s’étonna l’enfant, je peux dresser le dindon.
- Et jamais on n'a vu de dindons dresser un homme, rétorqua le Sage.
- C’est que je suis plus grand que lui.
Et c'est ainsi que l’enfant a repris la blouse de son père, de son grand-père, et de son arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père.
Prenez en de la graine !