040. Le kito d'éternité
Un poète savait parler aux plantes, aux insectes et aux oiseaux. Même les astres lui obéissaient dans leur valse enivrante !
Il était connu dans tout le Japon pour ses kitos, vous savez, cette cérémonie pendant laquelle un vœux est exaucé.
Un soir, un moine à la peau sèche et ridée se présenta devant sa cabane de branchages.
- J’aimerais un kito, demande l’homme en caressant sa courte barbe blanche.
- Volontiers, dit le poète. Et que désires-tu ?
- Je voudrais une longue vie.
- Tu as quatre-vingts ans depuis les dernières fleurs de cerisier, devine le poète. Et jusqu’à quel âge veux-tu prolonger ta vie ?
- Mmh… cent ans me semble un bon chiffre.
- Me voilà étonné par la modestie de ta requête. Tu es venu de loin pour me demander ce kito, pourquoi te contenter de cent ans ?
- Il est vrai que je transpire de sagesse, et je la répandrais d’avantage si tu prolongeais ma vie. Disons cent trente ? Fixons plutôt un chiffre rond : cent cinquante ans, est-ce possible ?
- Ta demande est sage et sans exigence, acquiesce le poète. Il te restera soixante-dix ans à vivre. C'est moins que tu n’as déjà vécu, et la prochaine partie de ta vie est l’autre versant de la colline, on la descend bien plus vite qu’on ne l’a gravi. Est-ce bien ce que tu désires ?
- Un instant, mesure l’octogénaire. C’était hier, me semble-t-il, que je jouais avec mes frères et sœurs dans le jardin de mes parents. Soit, fais-moi un kito pour… disons trois cents ans.
Le poète se gratte la tête.
- Pourquoi t’arrêter à trois cents ans seulement ? Certaines tortues vivent bien mille ans.
- Mille ans ? Après tout la perspective ne manque pas d’attraits.
- Je pèse tes paroles, saint moine, et je vois que ta vie est précieuse. La meilleure solution serait que tu ne meurs pas.
- Tu pourrais faire un kito qui m’épargne la mort ?
- Oui, mais il te faudra perdre du temps avec la poésie. Un poème, c'est une eau qui s'écoule, et la rivière ne nait pas de la source en un jour.
Le moine plongea son regard dans l'eau silencieuse et fuyante. Puis il se tourna vers le poète :
- C'est ce que je veux. Apprendre à goûter la vie, prendre le temps de la savourer. Tu m’as convaincu, noble poète. Fais-moi un kito qui me rende enfin immortel.
A partir de cette heure, le poète prit avec lui dans son humble cabane le vieux moine. Ah, se retirer du monde pour mieux s'en étonner. Couper du bois, chercher l’eau à la rivière, dormir à même la terre battue, prier.
Manger un bol de riz, rire en regardant le vol d’un geai maladroit.
De temps en temps, le poète chantonnait. Mais ce printemps, il n'écrivit aucun vers.
Ensemble, ils se contentaient de respirer le parfum des pétales de fleurs du cerisier dans le jardin vert.
L'été, la lune observait les senteurs de miel de la forêt à la cime des montagnes.
Petit à petit, le kito naissait dans le cœur du poète, tel un funambule.
Sur son fil de beauté, une histoire se couchait sur un papier de soie.
Le plus difficile, est-ce de s’élever du sol et de tenir en équilibre ? Non, sa plume se balance agilement sur le fil du langage. La chute d’une virgule lui offre un vertige furtif, le point fait obstacle.
Mais le plus difficile pour le poète, c'est de ne pas redescendre. Vivre chaque heure de sa vie à hauteur de son rêve.
En vérité, le plus difficile, c'est de devenir un funambule du verbe.
Alors le présent devient éternité. Ainsi passent un hiver, un printemps, un été.
Un soir, ils sont tous deux assis devant la cabane, contemplant le premier vol d’oies sauvages, quand le poète déclare :
- Je vais procéder à la cérémonie du kito qui te rendra immortel.
- Je ne sais plus, dit l’octogénaire songeur en caressant sa barbe qui avait bien poussé, pourquoi je t’ai réclamé ce kito.