027. Les cuillers prodigues
Quelque part en Ukraine, dans un village, vivait un certain Toddie la ruse.
Malgré ses qualités reconnues, il ne trouvait pas de travail. Alors sa femme et ses sept enfants restaient couchés toute la journée pour garder un peu de chaleur. Et le garde-manger restait désespérément vide.
Dans le même village vivait un homme riche, Leïzer, aussi surnommé le roi des avares. Surnom mérité : il n’autorisait sa femme à cuire le pain qu’une fois par mois, car il avait remarqué que le pain frais se mange bien plus rapidement que le pain sec.
Toddie était venu plus d’une fois lui demander quelques roubles.
- Vois-tu, je dors mieux lorsque mon argent est dans mon coffre plutôt que dans ta poche, lui répondait inlassablement l’avare.
Toddie résolut de se venger de Leïzer.
Un jour que Leïzer était assis sur des caisses en train de manger du bortsch* et du pain sec - il n’utilisait ses chaises que les jours de fêtes pour ne pas en user le tissu - la porte s’ouvrit et Toddie entra chez lui.
- J’aimerais vous demander une faveur, dit-il. Ma fille va se fiancer, un jeune homme va venir pour la voir, et, je n’ai que des couverts en fer blanc. J’ai honte de le faire diner avec une cuiller en fer blanc. Est-ce que vous accepteriez de m’en prêter une en argent ? Je jure par tout ce qu’il y a de sacré que je la rapporterai demain matin.
Leïzer hésita... mais il savait que Toddie n’oserait jamais faillir à une telle promesse. Il lui prêta la cuiller.
Au début de leur mariage, Toddie lui aussi, possédait des couverts en argent. Il avait tout vendu... à l’exception de trois petites cuillers dont il ne se servait que pour la Pâque. Le lendemain, Leïzer, pied nu pour ne pas risquer d’user ses chaussures, était assis sur sa caisse en train de manger du bortsch et du pain sec, quand Toddie réapparut.
Voilà la cuiller que je vous ai empruntée hier, dit Toddie, et il la déposa sur la table en même temps qu’une de ses propres petites cuillers.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Leïzer.
- Votre cuiller a donné naissance à une petite cuiller. C’est son enfant. Et comme je suis quelqu’un d’honnête, je vous rapporte la mère… et l’enfant.
Leïzer dévisagea Toddie d’un air stupéfait. Il n’avait jamais entendu que les cuillers puissent avoir des enfants. Mais son avidité était plus forte que ses doutes, et il accepta les deux cuillers sans se faire prier.
Quelques jours plus tard, Leïzer avait retiré sa veste pour ne pas l’user. Il était assis sur sa caisse en train de manger du bortch et du pain sec quand la porte s’ouvrit. C’était à nouveau Toddie.
- Le jeune homme n’a pas plu du tout à ma fille car il avait de grandes oreilles. Un autre jeune homme vient ce soir, et ma femme est en train de préparer une soupe. Mais elle a honte de le faire manger avec une cuiller en fer blanc. Accepteriez-vous de…
- Tu veux emprunter une de mes cuillers d’argent, l’interrompit Leïzer, je t’en prie, sers-toi.
Le lendemain matin, Toddie rapporta la grande cuiller accompagnée de deux petites cuillers. Il expliqua que cette nuit-là, la grande cuiller avait accouché de jumelles et qu’en conscience, il s’était senti obligé de rendre les bébés avec leur mère.
Quant au jeune homme qui était venu dîner, il n’avait plu à personne, car il avait un nez si long qu’il rejoignait son menton. Inutile de dire que Leïzer, le roi des avares ne s’en tenait pas de joie.
Le vendredi suivant, alors qu’il venait juste de s’assoir sur sa caisse pour manger son bortsch et son pain, Toddie apparut
- Bonjour à toi cher Toddie, quel bon vent t’amène ? Peut-être souhaites-tu m'emprunter une de mes cuillers ? Dans ce cas, sers-toi.
- Aujourd’hui, c'est une faveur toute spéciale que je viens vous demander...
.... ce soir un jeune homme vient rendre visite à ma fille, le fils d'un homme très riche. J'ai encore une nouvelle fois besoin d'une cuiller d'argent. Mais comme il va rester avec nous pour la nuit du shabbat, j'ai besoin d'une paire de bougeoirs en argent, car les nôtres sont en cuivre et ma femme a honte de mettre des bougeoirs en cuivre sur la table du shabbat. Auriez-vous l’obligeance de me prêter vos bougeoirs en argent ? Immédiatement après le shabbat, je vous les rapporterai.
Leïzer accepta de bon gré.
Toddie apporta les deux bougeoirs chez un marchand à qui il les vendit pour une forte somme.
Puis il alla au marché acheter viande, poisson, farine et fruits secs pour le gâteau. Il put même dépenser encore chaussures et vêtements pour les enfants.
Ce shabbat-là, les garçons chantaient et les jeunes filles dansaient dans la maison de Toddie.
Le dimanche, Leïzer était assis sur sa caisse, pieds-nus et en chemise pour ne pas risquer d'user ses affaires, son bortch et son pain à la main. Toddie arriva et lui tendit sa cuiller d'argent en disant
- Dommage, mais cette fois, elle n'a pas eu de bébé.
- Et mes bougeoirs, demanda anxieux Leïzer ?
- Les bougeoirs sont morts.
Leïzer bondit de sa caisse et renversa son bortch.
- Idiot, comment des bougeoirs peuvent-ils mourir ? Hurla-t-il.
- Si les cuillers peuvent avoir des bébés, les bougeoirs peuvent mourir.
Leïzer cria, tempêta, et traîna Toddie devant le rabbin.
Quand celui-ci entendit leur version à chacun, il éclata de rire.
- Si tu n'avais pas choisi de croire que les cuillers puissent avoir des bébés, tu ne serais pas forcé de croire maintenant que les bougeoirs meurent. Si tu acceptes les bêtises quand elles te rapportent, tu dois aussi les accepter quand elles te coûtent.
L'histoire des cuillers qui avaient fait des bébés fit le tour du pays, et c’est comme ça qu’elle est parvenu jusqu’à nous.
*Bortsch : potage national ukrainien