008. Les passeurs de flamme
C’était il y a très longtemps, à cette époque, les poules avaient encore des dents, c’est vous dire.
Au tout début du monde, chaque homme à sa naissance recevait une flamme. Elle avait été allumée par l’Artisan du monde sur une étoile nommée « cœur-battant ». Vous savez, celle qui scintille au rythme d'un battement de cœur.
Cette flamme avait la particularité de ne jamais s’éteindre. On pouvait la placer sur l’île de Porquerolles un jour de Mistral, on pouvait même la plonger au fin fond de la Méditerranée, elle se rallumait toujours.
C’est l’Artisan du monde en personne qui l’avait remise à l’homme, et il l’avait averti :
- Homme, je te donne ma flamme. Prends en soin, et prends garde de ne pas l’éteindre avec l’encre rouge.
L’homme savait très bien de quoi l’Artisan voulait parler. Cette encre-là, c’est celle qu’on trouve dans le lac rouge de Camargue. C’est avec elle que l’Artisan avait écrit le livre de la loi. L’homme pouvait se servir à volonté de l’encre d’émeraude, celle qui crée les recettes de cuisine et la poésie. Mais pas de l’encre qui écrit les lois de vie. Non, celle-là, il n'en était pas le maître.
Alors le père transmettait sa flamme à son fils ou la grand-mère à sa petite-fille, en lui rappelant l’avertissement du Grand Artisan :
- Protège la flamme, ne puise pas dans l’encre rouge.
Jusqu’au jour où…
- Basta et niet, je ne me soumettrai plus au grand artisan. De quel droit il me dicte ce que j’ai à faire d’ailleurs ?
Un homme a voulu essayer.
Il a plongé sa plume dans l’encre rouge, et il a écrit sa propre loi.
Et sa flamme s’est éteinte.
Les jours suivants ? Oh, le changement n’était pas flagrant. Il créait toujours ses recettes de cuisine, il composait encore des chansonnettes pour sa femme. Son chien lui était toujours soumis et son potager a continué de pousser. Et il n’en est pas mort… en tous cas, pas tout de suite.
Alors d’autres hommes l’ont imité. On a bien tenté de les dissuader pour protéger la lumière, mais en vain.
C’est plus tard que l’homme a commencé à ressentir quelque chose qu’il ne connaissait pas jusqu’à présent. Quand il se mettait au travail, très vite, il se lassait, il n’avait plus de cœur à l’ouvrage. Il se trouvait bien des motivations, mais ça ne durait pas.
L’homme découvrait la fatigue.
Oh parfois, il retrouvait bien un regain d’énergie, quand il tombait amoureux, ou bien quand il se passionnait pour quelque chose. Alors sa flamme se ravivait. Mais ce n’était plus comme avant, elle finissait toujours par s’éteindre.
Et plus le temps passait, et moins d’hommes avaient la flamme. Ce qui fait qu’au bout de sept générations, on l’avait oubliée.
Alors l’Artisan a versé une larme.
Et puis Il a cherché une solution : comment rallumer la flamme ? L’homme avait bien essayé déjà, mais il ne pouvait pas atteindre « cœur-battant », l’étoile l’aurait brûlé vif.
Alors l’Artisan est lui-même parti en voyage jusqu’à « cœur-battant ». Au lieu de cueillir une petite flamme, c’est un feu dévorant qu’il a rapporté sur terre.
Il l’a d’abord proposée à ceux qui en étaient dignes. Mais ils firent comme s'ils n'avaient pas entendu l'invitation, et s’en allèrent, l‘un à son commerce, l’autre à son bureau. Les derniers avaient trop à faire avec leur encre rouge, à écrire de nouvelles lois.
Alors il est allé chercher un cœur qui ne connaissait pas la chaleur, une âme qui n’avait jamais vu la lumière. Il s’est penché sur ce cœur assoiffé, et il l’a embrasé. Et le cœur a accueilli la lumière. Il l’a contemplée, ébloui par cette chaleur nouvelle qu'il ne connaissait pas.
C’est ainsi que le cœur battant de l'Artisan a repris naissance au sein d’un homme. Un seul homme. Et sa flamme resta cachée dans son cœur...
... Jusqu'au jour où quelqu’un lui a demandé
- Toi, tu dégages quelque chose d'étranger. D'où ça vient, dis-moi ?
Il lui a dit, et alors qu’il parlait encore, le feu qui était en lui est sorti par sa bouche, et il s’est déposé dans le cœur de l’autre, en passant par sa luette.
Un feu vif avait répandu sa chaleur dans un autre être et il l’avait conquis.
Alors, ces deux enflammés ont décidé de mettre le feu dans tous les cœurs de la terre.
On les a traités d’illuminés - et on n’avait pas tort – Ils sont partis chez celui qui désirait ardemment la lumière, sans même s'en rendre compte parfois. Mais s’il reconnaissait qu’il en avait besoin, alors il était incendié de l’intérieur, d’un feu qui ne consume pas.
Et à ce qu’il parait, un jour, la conquête du feu ardent attirera des descendants aussi nombreux que les grains de sable de la plage de l’Almanarre.
Un par un.
Mais ce n’est pas demain la veille.