019. La harpe aux cinq cordes
Je sais un conte, c'est celui de "La harpe aux cinq cordes". Écoutez, elle brûle de chanter pour vous.
Un homme vivait dans une chaumière, avec pour seul voisin le hibou de la forêt et le crapaud de l’étang.
Tous les jours, il se réveillait au croassement du crapaud, puis il buvait son café et il partait pour le Village-d’En-Haut, où il achetait un pain, une bouteille de rouge, et le dimanche, un biscuit.
Pour arriver au Village-d'En-Haut, il empruntait toujours le même chemin, et pour rien au monde il n’en aurait changé. D’abord il longeait le ruisseau, où l’eau entre les pierres lui murmurait une histoire limpide. Puis la forêt dont il connaissait chacun des arbres.
Quand il arrivait au carrefour des trois chemins, il n’avait même pas remarqué celui qui grimpait à gauche. Et comme toujours, invariablement, il longeait le champ de l’âne gris avant d’arriver au Village-d’En-Haut. Après ses achats, il discutait avec les villageois, et il rentrait par le même chemin.
De retour, il se cuisait des œufs durs avec des toasts beurrés. Et le soir, il s’asseyait devant sa fenêtre où le hululement du hibou l’endormait.
Ainsi se passait la journée du vieil homme.
Invariablement, depuis toujours, sans que rien ne bouleverse cette douce monotonie.
Rien ne lui était jamais arrivé d’extraordinaire.
Jusqu’au jour où…
... Ce jour-là, pendant sa promenade matinale, pour la première fois, il resta sourd au murmure du ruisseau. Pour la première fois, il ne chercha pas à reconnaitre ses amis géants de la forêt, et il ne regarda pas la caresse du vent sur les herbes.
Son imagination l’avait amené loin, très loin. Le monde était-il plus vaste que son univers familier ? Qu’y avait-il donc derrière ?
Pour la première fois, l’homme éprouvait de la curiosité. Il eut envie de voir autre chose que sa chaumière et son Village-d’En-Haut.
Il s’avança jusqu’au carrefour, et là, il remarqua un autre chemin, à gauche. Il l’emprunta. Un parfum d’aventure l’envahit, avec son goût inquiétant et enivrant.
A peine avait-il marché trois pas qu’il vit, posé sur une souche, une petite harpe brune qui luisait sous le soleil. Il la ramassa. L’instrument tendait cinq cordes. Sur le bois, était écrit en lettres dorées « chaque corde exauce un vœu ».
- Ah si cela pouvait être vrai, se dit le vieil homme en faisant vibrer la première corde. Je serais déjà dans ma chaumière avec mes provisions, et un manteau neuf.
A peine le son aigu de la harpe s’était tu qu’il s’aperçut avec effroi qu’il n’était plus au bord du chemin, mais chez lui devant la table sur laquelle se trouvait une bouteille de vin et un pain. Et son vieux pardessus usé jusqu’à la corde était redevenu plus beau que neuf.
Il crut rêver. Pourtant, il avait toujours entre ses mains la harpe aux cinq cordes, témoin de son voyage. Alors pour en avoir le cœur net :
- Je veux que l’horloge reparte, dit-il avec autorité, en faisant sonner la seconde corde.
Et sa vieille horloge, qui n’avait plus rythmé ses journées depuis belle-lurette, scanda à nouveau son tic-tac familier.
Encore trois vœux, pensa-t-il. Mais c’était l’heure de préparer sa soupe, comme à l’accoutumée.
Il fit vibrer la troisième corde en disant :
- Je veux dîner dans une bonne auberge en buvant un bon vin.
- Monsieur désire ?
La question le fit sursauter. Assis devant une table somptueuse, il leva la tête : un maître d’hôtel en jaquette se tenait à ses côtés, droit comme un as de pic.
- Deux œufs durs, un liquide et un très dur, des toasts grillés qui s’en vont en poussière et du beurre surgelé qu’on peut pas étaler.
- Monsieur plaisante ?
- Non, ça me rappellera la maison.
- Je me permets de conseiller à Monsieur un Marbré de Pinces de Homard Sauce Louis XIII, suivi de son Suprême de pintade farcie au champagne et foie gras.
L’homme n’avait jamais si bien mangé, et le vin était un véritable nectar : le célèbre Château Pétrus Grand Cru 1975. Mais voilà, de sa vie, il ne s’était nourri que de soupe, de toasts et d’œufs. Aussi eut-il très mal à l’estomac en entamant son triptyque de chocolat sur son lit de framboise.
Il prit alors sa harpe et fit vibrer la quatrième corde, formulant le vœu de se retrouver dans sa bonne vieille chaumière.
- Il ne me reste qu’une corde désormais, songea-t-il, ne le gâchons pas.
Il était tard. Le concerto du hibou avait commencé.
La nuit portant conseil, et le vieil homme eut colloque avec son traversin.
- Et si je demandais à ce que tout redevienne comme avant, juste au moment où j’allais trouver la harpe. Ainsi, j’aurai à nouveau la possibilité de formuler cinq vœux.
Le lendemain, à l’aube, il fit vibrer la dernière corde, et se retrouva juste avant le carrefour, avec son vieux pardessus rapiécé.
Il savait que sur le chemin de gauche se trouvait la harpe aux cinq vœux. Et sur le chemin de droite, le petit âne semblait l’attendre. Il pencha vers la gauche, songeant à tout ce qu’il pourrait exaucer grâce à l’instrument magique.
Le vent se leva, et lui emplit les narines des parfums de la campagne, si familiers. Il sourit et se mit à marcher, mais il ne prit pas le chemin de gauche.
Il se dirigea tout droit vers l’âne gris, comme il l’avait toujours fait. Déjà il avait presque oublié la harpe et pensait au murmure du ruisseau, à ses amis les arbres, aux Villageois-d’En-Haut qui lui manquaient et que rien ne pourraient remplacer.